En résonance à ce territoire catalan découpé de saisons elle s’inspire des brûlures de l’été. Le touriste devient son modèle. Objet entier de recherche et d’interrogation, il incarne le protagoniste idéal piégé dans le récit du littoral. Emblème de la saturation. Trois grandes périodes se dessinent dans ce travail d’observation descriptive du bord de mer. Cette trilogie du littoral interroge le corps, nouvel objet de culte, dans un espace public troublé par la saisonnalité. Consternée par cette réalité culturelle, Emmanuelle Jude produit par le biais de sa peinture, un retournement de stigmate en transposant ce qu’elle perçoit du loisir de masse en production artistique. L’usage des loisirs s’incarne par une peinture minutieuse et sensuelle qui décrit crument les pratiques de l’été. Derrière cette ardente galerie satirique de personnages et de décors, l’artiste dénonce toutes formes d’excès en image d’une rêverie déconstruite.
Après la baignade, une nouvelle pratique s’impose désormais dans cette beauté saccagée, celui du rituel de la douche. Emmanuelle Jude dénonce subtilement un territoire saturé et pointe son objectif vers l’émergence de problèmes essentiels à venir notamment celui de l’eau. Au-delà de l’épreuve caniculaire, de la quantité de corps amassés sur la plage, l’incantation mystique de chaque doucheur évoque la prière, voire le baptême. Demande de purification comme prémonition de ce qui va manquer. L’agrandissement du format des tableaux symbolise l’amplification du phénomène. La série des grands doucheurs en témoigne par l’élimination de la douche évoquant tout simplement l’effacement de l’eau. Des corps en demande, teintés de cet éternel souci esthétique propre à l’artiste, révèlent une certaine grâce. Doucheurs ou prieurs, le trouble est semé. La dimension sacrée des personnages rend hommage aux existences parallèles entre touristes, déracinés et déportés. Allégorie de l’attente où la douche s’interprète comme zone intermédiaire des identités de passage.
« Les campings et parcs d’attractions »
En 2017, ses derniers tableaux suscitent l’émotion d’un spectacle tout autant désolant que fascinant laissant apparaitre quelques lettres d’un décor véhiculaire qui enrôlent l’évidence du déficit culturel. Emmanuelle Jude a quitté temporairement le territoire délimité de la Côte Vermeille pour questionner l’immensité labyrinthique des campings aux multiples étoiles. Métaphore théâtrale du divertissement, mise en scène des souvenirs jubilatoires de l’enfance, elle fait resurgir au détour de l’oubli d’autres mythes que celui de Robinson sur son île déserte. Le campeur n’y est pas le seul nomade et son campement est bien parti pour durer. Exil prolongé comme parallèle du quotidien touristique. Elle laisse encore deviner l’ampleur de problématiques actuelles et à venir. L’imaginaire détourné de cette figure du campeur laisse comprendre une réalité tout autre non sans rappeler celle du réfugié. Interprétation d’un territoire dans un hyperprésent questionnant toujours la notion labile d’espace et de frontière. Peindre les pratiques sociales des vacances n’est que prétexte pour interroger les grands principes de la vie collective qui sous-tendent le sempiternel difficile partage d’un territoire. Eau, sites classés, mémoires, monuments, la fragilité est tangible. Banyuls et Collioure traditionnellement présentés comme écrins protégés sont les proies d’une occupation préoccupante. Argelès laisse place aux vestiges d’un décor vidé après « La » saison. Structures de toboggans aquatiques et armatures squelettiques des parcs d’attractions, dénudés de toute présence humaine, démontrent à quel point tourbillons et glissades de l’été sombrent dans l’absence. Le paradigme de la trilogie du littoral d’Emmanuelle Jude donne lieu à un double régime d’effacement d’abord, celui de l’eau ensuite, celui de l’humain.
Audrey QUINTANE, 2016