Au lieu de se questionner sur l’avenir de la peinture, Emmanuelle Jude construit ses propres méthodes de travail en faisant de l’observation sa principale source de données. Voyageuse interdisciplinaire aux frontières de l’art, des sciences naturelles et humaines, ses techniques d’exploration en appellent à des invariants méthodologiques fondamentaux. Son travail émerge aux limites de la certitude et de l’étonnement. Une peinture de l’entre-deux, entre errance et enracinement. Allégorie de ce périple où la peintre marche tous les jours sur l’étroite route des mas, nommée aussi « les écarts ». Elle gravite la multiplicité des sentiers de cette même trajectoire afin de mieux lire ce qui l’environne « entre rien et presque rien pour mieux voir ».
L’œuvre artistique d’Emmanuelle Jude est la naissance d’une peinture sans doute inclassable qui fait preuve de l’émergence d’un nouveau patrimoine catalan. L’ensemble de son travail en appelle aux fondements d’une anthropologie du XXIe siècle, car c’est bel et bien d’Altérité, d’Ethnocentrisme et d’Exil dont il est question. Elle dresse une phénoménologie de la touristicité contemporaine arrimée d’une vision palimpseste du territoire d’où l’histoire ne peut être évacuée. Ce constat a plusieurs voies. D’abord l’expression d’une démarche artistique inspirée par l’expérience de sa propre migration ; drôle de migration intranationale vécue comme un exil. Ensuite, sa passion dévorante pour la peinture y est finalement transposée en dévoration du territoire. Cette lente observation par la déambulation laisse place à un aveu où c’est la voix de l’exilée qui parle. Elle délivre un message qui dénonce des pratiques banales, mais cinglantes. Emmanuelle Jude, par sa peinture, dévoile un peu de sa propre vie qu’elle qualifie avec plaisir de « hors-jeu », mais qui s’offre néanmoins le socle d’un passage à l’action ; celui de dire en peignant. Sa ténacité en est la preuve. Ainsi s’opère la mutation par l’expérience migrante qui donne à voir cet autre, étrange, qui a lentement émergé. Il est peut-être inutile de le redire, mais la traversée fut sinueuse, voire pénible où le plus difficile reste le dépassement de l’intime. « C’est très gênant de montrer son travail… » Cette même gêne fait retentir son expérience à la crique, car « on a toujours un peu honte d’oser se dévoiler ». Ainsi la « peinture limite » d’Emmanuelle Jude glisse doucement vers une « peinture migrante », en guise de témoignage de sa propre migration prolongée. La peinture migrante à l’instar de l’écriture migrante est l’ancrage de « l’effacée » qui s’apprête à durer. Tel l’être migrant émancipé. Au bout de la marche, la peintre regarde tout autour d’elle, s’arrête et fixe. « Les arbres sont des monuments énigmatiques et peu importe où je suis, je reviens toujours dans le jardin de mon grand-père ».
Audrey QUINTANE, 2016