Fabriquer des preuves
La figuration des touristes comme compagnons d’atelier n’est pas la seule présence qu’Emmanuelle s’invente. Depuis une dizaine d’années, elle a commencé une collecte de documents familiaux pour composer un récit sur quatre générations. La reconstruction de la mémoire se fabrique sous forme de « généographie » laissant émerger l’itinéraire d’une famille éclectique qui a traversé le XXe siècle. Marqués par les deux guerres mondiales, les membres de sa famille ont confié à Emmanuelle leurs témoignages, mais aussi des documents inédits qu’elle conserve dans son atelier. L’exemple d’une lettre datant de 1939, rédigée par son grand-oncle au camp d’Argelès, fait davantage preuve lorsqu’elle est conservée ici en Catalogne du Nord. Cette collecte du patrimoine testimonial familial prend la forme d’archive et se destine à faire écho dans ses futurs projets artistiques. L’imaginaire de la guerre en filigrane de son œuvre picturale réinsuffle cette volonté de vérité, substance qui légitimerait l’idée de traiter à égalité le passé tout comme le présent. Pas étonnant ce thème des vacances lorsqu’elle dévoile le syllogisme de son cheminement intellectuel et artistique. « La guerre est une période où les masquent tombent, les gens deviennent véritablement ce qu’ils sont. À l’instar des vacances où les gens sont ce qu’ils sont vraiment. »
Parallèlement à la trilogie du littoral et à la collecte généographique, l’idée « des masques qui tombent » germe dans la tête d’Emmanuelle Jude. Durant l’année 2013, son travail de recherche sur la couleur de la carnation l’amène une nouvelle fois dans le domaine de l’intime. La peau comme frontière du corps. Peindre la peau reste l’insoluble question que la peintre s’obstine à résoudre. Elle fabrique un moule et multiplie une forme ovale qui schématise un masque sans visage où elle y travaille volumes et variations. Elle s’inspire également du nouveau nuancier « Pantone SkinTone », tout juste créé en 2012, qui propose plus de 110 tonalités de couleurs de peau. C’est actuellement la seule norme de couleur disponible sur le plan international qui fait fonction de bibliothèque visuelle de la peau humaine. Ce nuancier destiné avant tout pour le cosmétique et la mode sert également en peinture ; cependant, d’après la peintre, il ne résout pas l’énigmatique reproduction de la couleur de la peau. Ainsi, au milieu des foules estivales qu’elle retrace, il s’agit de peindre la diversité humaine et d’inscrire au monde l’universalité de l’anonyme. Cet apprentissage de peindre les différentes couleurs de peau par l’exercice des masques questionne la notion d’intégration. Son expérience personnelle commence par cette subtile intersection d’être à la fois « femme, artiste, femme de… » Et de surcroit, dites « l’étrangère, la rajoutée ».Combinaison parfaite pour disparaître, condition de la presque transparente. Pour l’artiste, le masque se profile comme réponse cathartique au mantra décalé d’un régionalisme qui résonne, à présent, comme un lointain écho dans ses oreilles.
« Mes premiers portraits représentent des personnages dont le teint est proche de ma carnation. Mais comment peindre l’autre ? J’ignore à 8 ans qu’il faut mettre de l’ocre ».
Le corps est pour Emmanuelle le réceptacle du choc culturel qu’elle va vivre. Constat physique des mutations produites par la migration. « J’ai perdu pour toujours ma carnation d’origine, mon dos ne débronze plus, ma peau s’est épaissie, j’observe sur mon corps ses propres transformations ». Les années passées dans le sud de la France ont changé à tout jamais sa carnation. Elle est devenue autre par la force du climat, faisant l’expérience d’une peau qui ne reste pas « à son naturel ». Comment, dès lors, ne pas interpréter l’identité, l’altérité de façon relative ? « La peau est une façade, miroir de soi à l’autre ». Masque ou façade, ce phénomène épidermique établit la nette transgression qui s’opère jusque dans les traits du caractère, du geste, de la position. Ce passage par la créolisation conduit vers un être transculturé, hybride, qui par la preuve du métissage, tente d’apparaître. Peindre l’autre, pour Emmanuelle, c’est tout d’abord décortiquer les étapes d’un travestissement émancipatoire. Elle a fabriqué et a trouvé son propre regard par la rencontre de son reflet dans l’autre. Cette méthodologie de la dialectique des contraires est maintenue par l’exercice soutenu d’un art qui sait masquer et démasquer les oxymores.
Audrey QUINTANE, 2016